L’interview suivante a été réalisée par Katy Engelhart et publiée sur le site http://whychess.com/node/6981
Judit Polgar: Sur « les parents aux échecs », battre Kasparov et ses rivales
Judit Polgar est la plus forte joueuse de l’histoire des échecs. Née en Hongrie en 1976, elle est devenue Grand-Maitre à l’âge de 15ans, réussissant par la même occasion une performance similaire à celles réalisées par Garry Kasparov et Anatoly Karpov. Elle reste aujourd’hui la seule femme parmi le Top 100 mondial. Le site Macleans a rencontré Polgar à Londres durant le dernier London Chess Classic. Aurélie Dacalor
- Q: Es-tu nerveuse?
Ce ne sont pas les nerfs mais plutôt ma préparation. Aurélie Dacalor
- Comment te prépares-tu? As-tu un rituel particulier avant une partie?
Je me réveille vers 9h30 ou 10h puis je fais un peu de gym avant de prendre mon petit-déjeuner. Ensuite, je me prépare contre un adversaire spécifique. Je regarde comment il joue et son répertoire d’ouvertures. Aux échecs comme partout d’ailleurs, chacun a son propre style. Il y a également une certaine mode dans les ouvertures. Ainsi, j’essaie de me renseigner aux mieux sur mon adversaire.
- Es-tu superstitieuse? Prends-tu tous les jours le même petit-déjeuner avant une partie par exemple?
Non, pas vraiment. J’avais bien sûr quelques petits « trucs » quand j’étais petite. Par exemple, j’avais toujours un « stylo porte-bonheur » qu’il est toujours bon d’avoir avec soi.
- Tu es souvent décrite comme une joueuse agressive. Beaucoup ont également écrit sur ton « regard perçant » et sur ta façon de regarder tes adversaires durant la partie. Est-ce vrai?
J’ai appris à jouer quand j’avais 5 ans. Ma mère m’a appris la marche des pièces puis j’ai travaillé avec mon père puis plus tard avec des entraineurs. Ma technique s’est améliorée au fil du temps mais j’ai toujours joué pour attaquer le roi en oubliant les autres composantes du jeu. Jusqu’à un certain niveau cela peut fonctionner et j’ai remporté beaucoup de parties de cette façon. Mais lorsque j’ai commencé à jouer au plus haut niveau, j’ai dû modifier mon style. Mais c’est vrai qu’en général, je suis une joueuse d’attaque. Aurélie Dacalor
- Tu joues aux échecs depuis le début des années 80. trouves-tu le jeu toujours aussi intéressant?
Les échecs ont changé. Surtout lors des dix dernières années. A l’époque, j’emportais avec moi, mes notes et mes analyses en tournoi. Cela pouvait représenter 15 à 20 kg! J’avais des magazines et des livres et je devais tout écrire pour ne pas oublier. Aujourd’hui, nous avons tous des ordinateurs portables et des bases de données.
- C’était donc très différent à l’époque?
Nous avions l’habitude d’utiliser notre tête et de comprendre par nous-mêmes…Mais depuis environ 15 ans, nous utilisons l’ordinateur pour ce genre d’analyses. chaque professionnel a désormais un moteur d’analyse comme secondant. Les logiciels permettent aujourd’hui de rechercher tout ce que l’on souhaite parmi 6 ou 7 millions de parties. Ils nous offrent la possibilité de réellement connaitre le jeu de notre futur adversaire. L’ordinateur calcule également mieux et ne gaffe pas. Ainsi, on peut facilement éviter d’oublier une tactique lors de notre préparation. Les joueurs sont de nos jours plus confiants grâce à l’ordinateur avec lequel ils ont vérifié leurs variantes. De nouvelles idées sont également apparues. C’est pour toutes ces raisons que le jeu a évolué. Les échecs sont toujours synonymes de créativité mais c’est différent. L’humain a le potentiel créatif pour guider l’ordinateur dans la recherche de nouvelles idées.
Ces dernières années, cela est devenu encore plus difficile. Il y a en effet, 3, 4 voire 5 programmes qui peuvent évaluer la même position différemment. Ainsi si tu sais que ton adversaire travaille avec tel programme alors tu peux te dire « Oh il va probablement choisir cette voie. » La place des ordinateurs est aujourd’hui très importante. Cependant, si tu ne fais que suivre le logiciel tu peux par exemple, arriver à une situation où tu as préparé 22 coups et dès le 23ème tu ne comprends plus ce qu’il se passe sur l’échiquier.
- Es-tu nostalgique de la vieille époque? Tu as progressé en jouant contre ton père…
Pendant plusieurs années, j’ai refusé de trop travailler avec les moteurs d’analyse ce qui m’a probablement freiné dans ma progression. En effet, ce que j’aime par dessus tout dans les échecs est la créativité, la capacité d’être original et de surprendre ce qui est à présent bien plus difficile à réaliser. Mais c’est comme cela.
- As-tu une mémoire photographique?
Clairement. Aurélie Dacalor
- On a beaucoup écrit sur ton enfance et sur la façon dont tu as appris à jouer. Peux-tu nous dire comment tu as débuté?
J’ avais 5 ans. J’ai deux soeurs plus âgées que moi qui jouaient également. Je voulais simplement faire la même chose.
- Tes soeurs sont devenues professionnelles. Tu as été en compétition avec elles?
En fait jamais. Nous avons été éduquées à la maison. En 1980, la fédération n’a pas beaucoup apprécié cela. Nous avions beaucoup de détracteurs ce qui nous a beaucoup rapprochées. Aurélie Dacalor
- Vous aviez votre formation scolaire à la maison pour mieux vous concentrer sur les échecs?
Oui. Avant même de rencontrer ma mère, mon père avait déjà pour idée de ne pas scolariser ses enfants. Il en souhaitait d’ailleurs 6. Il voulait se concentrer sur une seule discipline et c’est ce qu’il a fait avec nous trois.
- Pourquoi ton père a t-il choisi les échecs?
Susan, notre aînée était dès 3 ans et demi déjà intéressée par les échecs et les mathématiques. Mes parents ont alors estimé qu’il ne fallait se focaliser que sur une seule matière et ils ont préféré les échecs.
- Au Canada, on parle des « parents au hockey » qui entrainent et guident eux mêmes leurs enfants vers le succès. Je pense que le concept des « parents aux échecs » est l’équivalent au niveau intellectuel. Etait-ce difficile pour ton père de te pousser à jouer aux échecs?
Mes parents sont de très bons enseignants. Ainsi, ils savent exactement ce dont ont besoin leurs enfants pour être heureux et motivés. Les échecs ont été un passe-temps naturel pour moi et c’est sûrement pour cela que j’ai eu autant de succès. Au milieu des années 80, mes parents ont quitté leur travail pour gérer nos entrainements et nos tournois.
- J’ai lu que votre éducation et votre entrainement se sont faits en Esperanto.
Oui, nous avons tous appris l’Esperanto mais je ne le parle plus par manque de pratique. Mais l’Esperanto nous a beaucoup apporté. Nous étions très pauvres et grâce à l’Esperanto, mes parents ont rencontré de nouveaux amis. Quelques fois, des personnes de la communauté Esperanto nous ont même rejoints en tournoi pour se divertir.
- Ton père est un fervent défenseur de l’idée qu’un génie peut être fabriqué. Es-tu d’accord avec lui?
En fait, oui. Mais le talent ne fait pas de mal. Aurélie Dacalor
- Une partie de la théorie de ton père était que ses filles ne devaient pas participer aux tournois féminins. Tu n’as d’ailleurs jamais joué la Coupe du Monde féminine. Pourquoi?
Je n’ai connu qu’une seule forme d’échecs en grandissant. De nos jours, les échecs professionnels sont divisés en deux, masculins et féminins. J’ai toujours aimé les challenges. Je suis numéro un mondial chez les femmes depuis 1989. Ainsi, je ne pense pas avoir besoin de participer aux tournois féminins. Je ne les vois pas comme un challenge.
- Il est assez étrange que hommes et femmes soient séparés aux échecs bien que ce soit un sport intellectuel.
Il est difficile de changer la tradition. Mais si la majorité des femmes est favorable à cette idée alors pourquoi pas? Elles peuvent participer au Championnat du Monde féminin voire le remporter.
- Es-tu en train de dire que les femmes sont favorables à cette « séparation » car cela est plus facile pour elles?
Oui. Je ne les critique d’ailleurs pas. Je comprends que les compétitions féminines soient d’un tout autre niveau. C’est très différent que de jouer disons Carlsen que je viens de rencontrer à Mexico. Mais une victoire est une victoire n’est-ce pas? Je pense que les femmes savent que si les échecs féminins venaient à être abolis, elles deviendraient immédiatement « personne » dans le monde échiquéen.
- Estimes-tu que c’est un phénomène biologique? Les femmes sont-elles moins fortes aux échecs?
Non, non. Rien à voir avec leurs capacités. C’est un facteur social. Les femmes ne représentent même pas 5% des joueurs classés. Lorsque les enfants commencent à jouer, les filles et les garçons sont de niveaux équivalents jusqu’à 10-12 ans. Le ratio varie plus tard, les filles abandonnent.
- Tu as remporté une incroyable victoire contre le meilleur joueur Garry Kasparov en 2002. Kasparov fut pendant longtemps relativement sceptique à propos des femmes aux échecs. As-tu ressenti un sentiment de « vengeance » après ta victoire?
(rires) Disons que Kasparov n’était pas le seul. Aurélie Dacalor
- Il s’est excusé?
Il y a des gens qui ne s’excusent jamais. Mais plus tard, il s’est tout de même comporté normalement avec moi en me parlant comme à d’autres joueurs. J’ai même travaillé avec lui.
- Tu as deux enfants. Comment cela a changé ta carrière?
Je joue toujours aux échecs mais j’ai beaucoup d’autres activités qui m’empêchent de jouer au plus haut niveau. J’organise un festival en Hongrie, je soutiens les échecs à l’école et j’ai ma propre méthode pour enseigner. J’ai d’ailleurs commencé à écrire un livre…
- Tes enfants jouent-ils aux échecs?
Oui. Ma fille a 6 ans et mon fils 8.
- Seront-ils professionnels?
Je ne pense pas. Mais je suis heureuse qu’ils sachent jouer car les échecs sont bons pour les enfants. Aurélie Dacalor
Source : http://whychess.com/node/6981
Interview donnée par Katy Engelhart
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Il serait utile de préciser que cette itw date de janvier 2013 et que depuis, Hou Yifan est dans le top 100.
Sinon, je le vois dans mon club : les seules filles qui rivalisent avec les garçons sont celles qui sont soutenues par leurs parents et/ou entraineurs.