Acte III, scène 2, vers 860.

Pour cette fois, je vais vous parler de théâtre. Après tout, on a souvent comparé les parties d’échecs à des pièces de théâtre miniature, où un destin royal se joue en une unité de temps, de lieu et d’action, comme l’impose la règle du théâtre classique.

Plantons donc le décor familier où va se jouer le drame classique qui fait le sujet de mon billet d’aujourd’hui : Un tournoi d’échecs, la pause entre deux rondes. Des joueurs se regroupent, discutent, commentent leur partie du matin, dans l’attente de la publication des appariements suivants. Certains ont gagné, d’autres ont annulé, d’autres enfin ont forcément perdu. Parmi ce dernier groupe, il va fatalement s’en trouver un ou deux pour tenter de justifier leur zéro pointé autrement que par la dure loi du plus fort, comprenez celle de l’adversaire. Soyez honnêtes, tous ici qui me lisez, des scènes de ce style, vous en avez écoutées, peut-être même en avez-vous jouées :

« Cette nana, elle avait un décolleté tellement plongeant que j’ai donné ma tour sèche dans une bête fourchette et alors après, forcément, j’ai perdu ».

« Ben voyons ! » serai-je tentée d’écrire. Non pas, notez-le bien, que je doute un seul instant de la véracité des faits : Monsieur a effectivement joué contre Madame, c’est bien elle qui a gagné suite à la fourchette assassine citée et, parfaitement, elle ne porte pas une combinaison de cosmonaute mais un joli corsage qui n’est pas exactement boutonné jusqu’au col, ce qui est bien normal vu la température estivale. Mais alors, me rétorquerez-vous, où vois-je donc matière à un billet d’humeur?

Avant d’aborder le sujet de la mixité, revenons un instant sur ce que vient de dire notre (mauvais) perdant. A l’écouter, d’abord, c’est lui qui a perdu, d’accord, mais ce n’est pas de sa faute ! Il a été poussé à l’erreur de la plus honteuse des manières qui soit, pour un peu il accuserait son adversaire de tricher. Est-ce bien raisonnable ? Comment ? Alors qu’il est capable de résister pendant deux heures dans une finale de tours avec un pion de moins sans rien lâcher, un seul bouton de travers lui fait perdre tous ses moyens ?! Quoi ? Il n’avait pas l’œil rivé sur l’échiquier mais il promenait des regards très concentrés dans des directions improbables ? Mais bon sang, qu’est-ce donc que ce joueur là et avec de tels défauts, de mon point de vue, il n’est pas étonnant qu’il ait perdu.

Ce qui me chiffonne surtout, dans cette version théâtralisée de faits indiscutables (1 – 0, serrez-vous la main et n’oubliez pas d’éteindre la pendule), c’est la façon dont un trop grand nombre d’entre nous l’accepte sans sourciller alors que des scènes miroir apparaitront, selon la personnalité de chacun, grotesques, impensables ou totalement fantasmées.

Ainsi, si « je » vous disais que le beau barbu roux du tournoi A qui laisse fièrement dépasser de son tee-shirt savamment débraillé un tatouage dont on aimerait bien voir toute l’étendue sur sa mâle poitrine a totalement inhibé mes capacités calculatoires pour ce sacrifice gagnant de dame sur le roque que je n’ai finalement pas osé jouer, comment allez-vous réagir ? Allez-vous me plaindre ou me railler ? Et si ce « je » est celui d’un homme, cela va-t-il changer votre vision des choses ? Ou alors, imaginez un instant la même scène avec la phrase « Cette nana, elle avait un décolleté tellement plongeant que j’en ai été galvanisé, j’ai poussé le pion d4 et…. » Et quoi ? Votre sentiment sur ce joueur devrait-il dépendre de l’issue du combat sur les 64 cases ? Serez-vous moqueur s’il a gagné et admiratif s’il a perdu, à moins que ce ne soit le contraire ?

Retournez en vous-même, que vous soyez homme ou femme, et examinez toutes les possibilités de cette histoire banale à pleurer : deux joueurs, un coup fatidique, une victoire d’un côté, une perte de l’autre et l’excuse bidon du perdant. Quelles sont les combinaisons qui vous font rire, quelles sont celles que vous jugez outrancières, ou que vous estimez que vous n’entendrez (ou ne prononcerez) jamais ? Une fois ce bilan comptable effectué, sortez de vous-même, détachez-vous un instant de ce que vous ressentez pour examiner froidement ce que la classification drôle/débile/impensable obtenue dit de vous, des archétypes que vous véhiculez sans même peut-être le savoir…

Je condenserais ma pensée en une question chagrinée que je laisse volontairement sans réponse, afin que vous tous qui me lisez, hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères[1], puissiez en tirer les conclusions qui s’imposent : Comment se fait-il, par quel tour de passe-passe intellectuel, l’aveu minable qui se résume à « j’avais la tête ailleurs, j’ai perdu » devrait-il faire plaindre la personne qui s’en vante et accuser de quasi triche son adversaire ?

Pour finir sur une note plus légère, quel est donc le rapport avec le titre volontairement mystérieux que j’ai choisi à ce billet ? Il est tout simple et j’espère qu’il fera naitre un sourire sur vos lèvres : Il correspond à la très célèbre réplique : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir… » et s’applique parfaitement à notre joueur du début, qui, j’avais juste oublié de le mentionner, s’appelle Tartuffe !

Isabelle

[1] D’après Baudelaire, les fleurs du mal, poème « Au lecteur ».

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