Deux « notes de lecture »

Consciente de vous avoir saoulé de chiffres la dernière fois, je change de registre du mieux que je peux et je vous propose pour aujourd’hui des résumés et commentaires -forcément personnels- sur deux livres parus en 2016 : « Des femmes et du sport », d’Anne Saouter, éditions Payot et « Du sexisme dans le sport », de Béatrice Barbusse, édition Anamosa. Les textes en italique ci-dessous sont directement tirés des livres cités.

Le premier livre présente une vision historique du sujet, où comment les femmes vinrent au sport. Dans la société médiévale, une différentiation nette existe déjà, les hommes pratiquant la chasse, les jeux de lutte etc. et les femmes n’ayant guère le temps de se consacrer à autre chose qu’à des grossesses. Au fil du temps, mais très nettement à partir du XVIIème siècle, on commence à réaliser que si les femmes meurent en couches, les enfants qu’elles tentent de mettre au monde risquent de ne pas survivre non plus, si bien que peu à peu, l’âge du mariage augmente et le nombre d’enfants par femme diminue. vermeer-la-lettreJe vous cite deux très fameux mots de femmes de la haute société qui disent bien toute la misère féminine de ces temps-là dans toutes les strates sociales. Madame de Sévigné (1626- 1696), apprenant que sa fille chérie est enceinte pour la troisième fois, s’adresse à son gendre en ces termes : « Pensez-vous que je vous l’ai donnée pour la tuer, pour détruire sa santé, sa beauté, sa jeunesse ? ». Quant à Marie Leszczynska (1703-1768), reine de France, elle soupire, sans doute lors de sa dixième grossesse : « Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher ».  Des considérations hygiénistes suivent les lents progrès de la médecine et font boule de neige, en s’agglomérant à de basses préoccupations matérielles. Après tout, si les enfants meurent moins, trop d’héritiers feront de petits héritages et la dispersion des biens, il est donc urgent de ne pas marier trop tôt les filles. Le temps du mariage étant différé, apparait la notion de la « jeune fille », qu’il faut occuper à des tâches saines, de peur que son esprit ne se gâte. La pratique sportive pour les femmes est donc envisagée comme un moyen de les rendre plus résistantes aux souffrances de la grossesse car nous voici après la défaite de 1870 et il s’agit de reconstituer les forces vives de la nation en vue des étripailles à venir.

Les femmes s’emparent alors du vélo (voyez cette célèbre photo de Pierre et Marie Curie, posant avec leur cadeau de mariage, deux bicyclettes, vous apprécierez la tenue de Marie) ce qui pousse le législateur à autoriser, du bout des lèvres ou, plutôt, du bout des doigts, le port du pantalon féminin « si la femme tient par la main un guidon de bicyclette ou les rênes d’un cheval » (lois de 1892 et 1909, abrogées totalement en 2013 seulement). les Curie à véloSur cette lancée, les associations sportives féminines fleurissent (gymnastique, natation, aviron, cross-country, football, hockey, basketball etc.). En 1916 ont lieu les premiers championnats de France féminins d’athlétisme, et en 1918, le premier match public de foot féminin. La Grande Guerre, en décimant les hommes, a laissé aux femmes la liberté d’occuper l’espace laissé vacant dans tous les aspects de la société. Las, les années folles renvoient massivement les femmes au foyer, même si quelques rebelles maintiennent le cap, se coupent les cheveux et deviennent des « garçonnes », comme par exemple Violette Moris, qui pratique la course automobile, la boxe et l’haltérophilie et se fait enlever les seins, qui la gênent dans sa pratique sportive.

Peu à peu, on retombe dans une pratique sportive des femmes non pas pour se faire plaisir mais pour avoir de beaux enfants, et le régime de Vichy, qui cherche par tous les moyens une catharsis à la défaite, va mettre le holà à tous les comportements jugés déviants : le cyclisme et le football, jugés trop ‘masculinisants’ sont interdits aux femmes et les nombreuses fédérations féminines sont forcées de rejoindre les fédérations masculines, qui les mettent sous tutelle. Après un court moment de répit juste après la Libération, c’est le corps médical qui s’arroge le droit de dicter ce qui est bien ou pas en matière de sport féminin : « La vocation de la femme étant la maternité, on se le rappellera toujours dans l’organisation du sport féminin »[1]. Difficile d’être plus clair sur les limites que l’on fixe aux femmes sportives !Violette Moris

La société actuelle voue, quoiqu’on en dise, une admiration sans borne à la médecine. C’est tout à fait justifié si l’on considère les formidables découvertes et progrès que sont, parmi tant d’autres, la pénicilline, les greffes cardiaques, les vaccins ou les traitements contre les septicémies mais c’est tout de même moins acceptable lorsque la médecine statue sur le genre des athlètes. Curieusement, il s’agit toujours de déterminer si une personne ayant réussi une performance exceptionnelle ne serait pas par hasard une femme ayant agi sur son corps pour devenir homme dans une compétition féminine, ce qui expliquerait donc l’exploit de façon « naturelle » (ouf !) et jamais de vérifier qu’une personne ayant réussi une performance exceptionnelle ne serait pas par hasard un homme ayant agi sur son corps pour devenir femme dans une discipline féminine (so chocking !) car ce dDuty Chandernier cas est à l’évidence totalement inimaginable. Ainsi les nageuses russes avalent-elles des hormones pour devenir hommasses et gagner des médailles, oui da, mais personne n’envisage que ce pourrait être des hommes tentant de passer pour des femmes afin de gagner des médailles. Que dire dans cette perspective du cas de Dutee Chan, championne indienne professionnelle du 100 m féminin (11,24 s aux 100m en 2016), exclue in extremis des jeux du Commonwealth de 2014 sous l’accusation d’hyperandrogénisme, ce qui permet de la déclarer non éligible aux compétitions féminines. Elle a été réhabilitée en 2015 après une vibrante bataille juridique.caster Semenya

On pourrait aussi citer le cas de Caster Semenya, athlète sud-africaine à laquelle on a retiré sa médaille d’or le temps de vérifier qu’elle était une « vraie femme ». C. Semenya a finalement récupéré sa médaille mais n’est-il pas stupéfiant qu’il existe des tribunaux internationaux de flagrant délit de mauvais sexe dans le sport, toujours dans le même sens ? J’ajoute que la détermination du sexe chez les humains n’est pas aussi évidente et binaire que ce que l’on pourrait croire et que c’est même passablement compliqué. En effet, chez les humains, le chromosome Y ne porte pas toujours les gènes déclenchant la différentiation sexuelle des gonades, et, à l’inverse, certains chromosomes X les possèdent. Pourquoi, dans ces conditions, se focaliser sur un seul critère, lié aux sécrétions hormonales ? Et pour élargir le débat, dans quelle catégorie doivent concourir un(e) transexuel(le) ou un hermaphrodite ?

Vous allez me dire, tout cela est fort édifiant, mais quel rapport avec les échecs ? Je vous répondrais qu’il est double : les échecs sont un sport (à ce qu’il parait) et ma dernière question est très générale (n’est-ce pas ?).

Passons maintenant au second livre, écrit par une universitaire, seule femme à avoir présidé un club professionnel masculin de sport collectif, l’US Ivry handball, de 2008 à 2012. Cette fois, l’ouvrage s’attache au présent et décortique d’abord les mécanismes du sexisme sportif, en prenant tous ses exemples dans les sports physiques, collectifs ou individuels. B BarbusseLe premier chapitre passe en revue les raisons qui rendent le sexisme dangereux, tant pour les hommes que pour les femmes qui en sont la cible. Il est en effet certainement tout aussi humiliant et traumatisant pour une femme arbitre internationale de se faire mettre la main aux fesses par un joueur « pour rigoler » que pour un sportif homme ayant raté un but de s’entendre dire par le coach que c’était un « tir de femme enceinte ». Le chapitre suivant se demande si les sports ont un sexe et conclut évidemment que non. En effet, aucune activité physique n’est impossible physiologiquement aux femmes ou aux hommes, qui ont tous un cœur, deux poumons etc. Pourquoi la pratique, par des femmes, d’un sport quelconque devrait-elle conduire à parler de sport féminin ? L’auteur fait judicieusement remarquer que la musique féminine n’existe pas, alors que de nombreuses femmes sont concertistes. Le sport féminin n’existe pas, pas plus que le sport masculin. En revanche, il y a des sportives et des sportifs. Pourquoi donc les unes devraient-elles apparaitre féminines et les autres virils ? (chapitre 3). La thèse intéressante défendue est qu’en surjouant leur côté féminin (présence d’un petit copain sur les photos, ongles très longs et peints…) les unesaffiche handball (r)assurent les autres qu’elles ne cherchent pas à venir sur leurs plates-bandes et qu’en arborant un maximum d’attributs masculins (pilosité surmédiatisée, par exemple) ces mêmes autres délimitent clairement leur pré carré. Cette différentiation sexuelle est fortement encouragée par la publicité sportive. Comme il fallait malheureusement s’y attendre, les affiches des compétitions féminines font la part belle à tous les stéréotypes sexistes. Admirez les deux exemples ci-dessous qui font usage du même credo : la chaussure à talon aiguille. J’espèropen baskete bien que ce n’est pas sans vous rappeler une certaine affiche de compétition échiquéenne que j’avais fustigée il n’y a pas si longtemps et je vous mets au défi de dénicher sur le web une affiche pour une compétition masculine de sport collectif où ces messieurs porteraient des chaussures vernies de ville pour appâter les spectateur(rices)s.

Le dernier chapitre, intitulé « et maintenant, et demain ? » fait d’abord le constat documenté que les pratiques sportives sont différentes entre les sexes, même si les femmes s’engagent de plus en plus dans des activités qui leur étaient autrefois fermées (rugby, saut à la perche, lancement du marteau etc.) car c’est surtout dans le sport hors fédération, où les contraintes sont moins grandes et l’esprit de compétition sans doute moins prégnant, que se développent le plus des pratiques féminines (running, natation, randonnée, fitness). Tout ceci a une base éminemment culturelle. Globalement, on n’élève toujours pas garçons et filles de la même manière et toute la société se ressent des différences discutées dans ces deux livres qui ne sont qu’une des facettes d’un problème plus vaste. Que faire par conséquent ?

Pour progresser, il me semble qu’il faut jouer sur deux tableaux. D’une part, il faut changer l’éducation différenciée des enfants, pour tendre vers des principes éducatifs uniques. Je ne dis pas qu’il faut éduquer les filles « comme des garçons » : la planète est actuellement majoritairement gouvernée par des hommes et je ne trouve pas que ce soit une brillante réussite. A l’inverse, les aspects gnangnan de certaines éducations féminines ne me paraissent pas mériter de passer à la postérité. Il y a du bon et du à jeter dans les deux cas, il est indispensable de faire évoluer nos pratiques éducatives mais ce sera long, cela prendra plusieurs générations et c’est probablement une histoire sans fin.

Il faut donc également agir sur les femmes et les hommes d’aujourd’hui. Béatrice Barbusse, qui est actuellement coresponsable du plan national de féminisation du handball, insiste sur l’absolue nécessité de convaincre les femmes d’être aussi arbitre, entraineur(e) et présidente de clubs. Je partage cette opinion et vous invite d’ailleurs à visionner le clip de la fédération de handball, que je trouve très réussi. Je pense aussi qu’élargir la façon de pratiquer les sports, c’est à dire de ne surtout pas se limiter à l’aspect compétition, est également un bon moyen de faire se mélanger les mondes sportifs masculins et féminins qui s’ignorent si superbement actuellement. Typiquement, j’en avais déjà fait l’objet d’une chronique, l’équitation a basculé d’une pratique masculine à féminine majoritaire dans le même temps que le nombre de disciplines équestres explosait. Je suis persuadée qu’il y a là un lien de cause à effet. Ceux et celles qui me connaissent savent qu’une de mes (nombreuses) marottes est l’organisation d’un tournoi d’échecs en système basque (deux parties en même temps contre le même adversaire, une fois avec les blancs, une fois avec les noirs, chaise à roulettes indispensable), pour son côté spectaculaire et ludique. Il y a aussi de nombreux exemples réussis de parties majoritaires qui mêlent harmonieusement les aspects spectaculaire et participatif (la foule contre un seul) tout en faisant la part belle à l’exploit (si vous choisissez bien, c’est l’adversaire unique qui gagnera). Il existe certainement plein d’autres idées simples à mettre en place qui feront sortir les échecs du carcan « jeu intellectuel guerrier compétitif » qui en limite l’assise populaire et féminine. A vos claviers, toutes vos propositions sont les bienvenues !

Isabelle Billard

[1] Franz Friedrich et Wilhem Hacker, « Le corps et le sport. Bases biologiques de l’éducation physique », Paris, Payot, 1954 (oui, oui, 1954, pas 1854).

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