Les échecs, les femmes, les hommes et le mythe de la caverne
Pour ce premier billet d’humeur dans cette catégorie, je voudrais reprendre et pourfendre un argument maintes fois avancé par certains pour « expliquer » la supposée inaptitude biologique et/ou génétique des femmes pour le jeu d’échecs : j’ai nommé le « mythe de la caverne », en clin d’œil amusé et moqueur à la célèbre allégorie de la caverne de Platon, qui, plus sérieusement, «expose en termes imagés les conditions d’accession de l’homme à la connaissance de la réalité, ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance » (d’après Wikipédia).
Qu’en est-il du mythe de la caverne tel qu’avancé par les détracteurs de la mixité ? Globalement, et en résumant les diverses versions que j’ai pu lire sur des sites ou des forums ou que l’on m’a détaillées de vive voix, aux temps des cavernes donc, les hommes partaient de bon matin pour chasser le mammouth au péril de leur vie afin de nourrir leur petite famille, femmes et enfants, restés quant à eux bien sagement dans la fameuse caverne dont il est question. Cette répartition des tâches ayant duré quelques milliers d’années, les hommes ont développé une aptitude génétique à la bagarre, ce qui leur a donné une supériorité évidente aux échecs, tandis que les femmes n’en ayant pu profiter du fait de leurs activités cloitrées, sont définitivement nulles aux échecs, CQFD.
Très honnêtement, malgré le nombre de fois où j’ai entendu diverses versions de cette histoire à dormir debout, je continue d’éclater de rire devant un tel ramassis d’inepties et de chausse-trapes intellectuelles, à tel point que j’ai du mal à décider par quoi commencer. Essayons tout de même d’ordonner mes idées, malgré le fou rire qui me prend.
Tout d’abord, j’avoue ne pas très bien saisir en quoi les muscles évidemment nécessaires (mais pas suffisants…) à la chasse au mammouth seraient d’une aide unique et décisive aux échecs : certes, les pièces plombées existent mais sauf à être manchot, il me semble bien que même des enfants de cinq ans, voire plus jeunes, arrivent parfaitement à les manipuler. Inversement, la chasse des temps préhistoriques n’était pas exclusivement centrée sur le mammouth (comme l’attestent les restes d’animaux très divers auprès des foyers) et n’est pas qu’une activité d’humains de première catégorie relativement proches de brutes épaisses et hurlantes. Il y faut aussi de la patience, pour attendre la proie, de la réflexion, pour deviner ses mouvements et de l’astuce, pour la piéger. Toutes ces merveilleuses qualités pourraient avoir été secrètement développées par des humains de seconde catégorie, qui auraient eu le temps, par exemple, de génétiquement s’armer de patience en attendant le retour du chasseur à moitié écrasé par un mammouth furieux et ramené à la maison sur un brancard par les quelques survivants de la joyeuse bande partie le matin même. Ces mêmes personnages caricaturaux auraient eu le temps de doper leurs neurones et d’approfondir leurs capacités de réflexion (et notamment la vision dans l’espace) en concevant des vêtements en peaux de bête pour protéger leur chasseur préféré des intempéries (sur ce point précis, pour avoir longuement arpenté les musées de paléontologie et les boutiques des fourreurs, je peux vous assurer qu’entre le poil rêche d’un mammouth et la douce fourrure d’un lièvre, le choix est vite fait et si je n’ai jamais eu la chance de gouter au fricot de mammouth, je sais que le civet de lièvre est une seconde excellente raison pour chasser également cet animal). Enfin, l’astuce entrerait à l’évidence dans le patrimoine génétique des humains privés des plaisirs dangereux de la chasse, suite à leur expérience acquise quant à l’art d’accommoder les restes, noix et autres baies, le jour où, justement, il n’y aurait même pas eu de survivants pour ramener les morts et donc pas de jambon de mammouth à se mettre sous la dent.
Le premier accident de chasse de l’histoire.
Crédit photo: http://www.dessincretin.com/dotclear/index.php?tag/mammouth
Quittons un instant nos braves hommes et femmes préhistoriques et revenons au jeu d’échecs. Qui oserait prétendre qu’il n’y faut pas aussi de la patience, pour jouer plusieurs heures durant, de la profondeur de réflexion, pour décider d’un sacrifice positionnel et de l’astuce pour imaginer une combinaison gagnant une pièce ? Et pouvez-vous m’expliquer quand nos courageux chasseurs auraient pu développer toutes ces qualités, occupés qu’ils étaient à courir après les mammouths et à les transpercer de flèches tout en évitant au mieux leurs coups de trompes furieux et leurs charges dévastatrices ?
Attardons-nous maintenant sur l’association hautement anachronique de justifications prises dans un monde préhistorique fantasmé pour expliquer les capacités respectives supposées du joueur et la joueuse d’échecs. Rappelons tout de même que ce jeu a probablement été inventé dans les palais raffinés de la Perse médiévale, c’est-à-dire plusieurs milliers d’années après l’époque bénie où les mammouths baguenaudaient en plaine. Ainsi, je suis toujours surprise que les adeptes du mythe de la caverne n’assènent jamais un argument, qui selon moi, vaut mille fois mieux, dans le genre, que leurs arguties sur la force physique : si les femmes des cavernes ne savent pas jouer aux échecs, c’est parce que, dans la caverne, il n’y a pas assez de lumière pour distinguer les couleurs des pièces, ça me parait lumineux, c’est le cas de l’écrire. Cela dit, j’aimerais bien qu’on m’explique comment des aptitudes génétiques soi-disant acquises en à peine quelques milliers d’années dédiées à chasser le mammouth n’ont pas été balayées, perdues ou remplacées par d’autres, tout aussi utiles, grâce à quelques milliers d’années passées à moudre le grain, à semer des fèves et à conduire des troupeaux de moutons. Dans ma vision du monde, ces activités champêtres et pacifiques sont tout aussi respectables (et peut-être même plus) que celles véhiculées par ces images d’Epinal du mâle chasseur de grosses bêtes. Apparemment, pour une certaine partie de la population, il est moins glamour ou viril de se voir en paysans courbés sur les mottes de terre de son champ qu’en vaillants chasseurs faisant gicler le sang. Ça me laisse pantoise quant à la hauteur de vue de ceux qui partagent ce genre de fadaises et nous sommes décidément bien loin de l’abyssale angoisse intellectuelle de Platon.
Au final, je n’en tirerai qu’une seule conclusion : le mythe de la caverne, ce n’est pas pour démoraliser les femmes qui jouent aux échecs, c’est pour énerver les végétariens.
Isabelle Billard.
Aurélie DacalorAurélie DacalorAurélie DacalorAurélie DacalorAurélie DacalorAurélie DacalorAurélie DacalorAurélie Dacalor
Très bon article dont je partage totalement la réflexion. La plus belle phrase de ce billet, c’est évidemment la conclusion : « le mythe de la caverne, ce n’est pas pour démoraliser les femmes qui jouent aux échecs, c’est pour énerver les végétariens. »
Bonjour,
Pour rappel, le mythe de la caverne de Platon n’avait rien à voir avec les mammouths. Les hommes dans la caverne ne voyaient que les ombres de ce qui se passait au dehors, ils prenaient alors ces ombres pour la réalité …… comme le macho de base qui pense que le fait que son lointain ancêtre ait chassé le mammouth lui donne un avantage aux échecs. Ombre projetée pour se protéger, dénotant à mon avis une inquiétude vis à vis de sa supposée supériorité sur le sexe « faible ». L’homme ne craint pas le mammouth, il craint la femme !!
Kostia