Nous revoici à l’été, et je voudrais revenir sur un sujet que j’ai déjà traité l’an dernier mais qui mérite à mon avis amplement qu’on s’y attarde.
Du 16 au 24 juillet, j’ai eu le plaisir de participer au tournoi de Vaujany (site du tournoi.; page officielle FFE des résultats). Celui-ci, comme c’est habituel, était découpé en plusieurs sous-tournois selon l’Elo de départ et intitulés Principal, Accession (Elo inférieur à 1900) et Petizelos (Elo inférieur à 1500). Il s’est naturellement terminé par la distribution des prix et je voudrais donc revenir sur le concept de prix et surtout, de « prix féminins ».
Tout d’abord, examinons ce qu’ont choisi et annoncé les organisateurs du tournoi, en commençant par les prix « au général », ce qui veut dire au classement global tel qu’il est calculé par le programme Papi. Pour le tournoi principal, ils affichaient entre 10 et 12 prix avec des sommes de 1200/900/650 € pour les trois du podium. Pour l’Accession, il y avait de 5 à 7 prix (400/250/150 € au podium) et enfin, le Petizelos se voyait doté de 150/100/50 € pour les trois premiers. Comme pour tout tournoi, il était clairement entendu que ces chiffres n’étaient valables qu’en l’absence d’ex aequo et, dans le cas contraire, le système de départage selon le buchholz tronqué puis la performance devait être appliqué (voir le règlement du tournoi ici). Ces prix récompensent les meilleurs (en points, puis, en cas de départage, selon le système choisi) de chaque tournoi, sans condition de genre, d’âge ou de tranche Elo initiale. Ces prix généraux correspondent donc à la définition et à l’attribution usuelle dans chaque type de sport ou de compétition : Vous classez les performances des concurrents selon un code défini à l’avance et connu de tous et vous récompensez en argent les meilleurs, avec éventuellement une jolie coupe en plus. Parfait.
Les organisateurs avaient également prévu des prix que je qualifierais de « prix de catégorie ». Comme ceux-ci dépendent du nombre et de la qualité des inscrits, les sommes en argent ne sont naturellement pas annoncées à l’avance. Dans le tournoi Principal, il y avait donc en plus un prix féminin, un prix vétéran et deux prix par tranche Elo (4 tranches ou plus). De même, dans le tournoi Accession, étaient offerts un prix féminin, un prix vétéran et deux prix par tranche Elo (4 tranches ou plus). Enfin, le tournoi Petizelos avait droit à un prix féminin, un prix « non classé », un prix « meilleur jeune » et deux prix pour les Elo inférieurs à 1200. Dans mon interprétation, ces prix ont une fonction légèrement différente des prix attribués au général : En effet, ils sont dédiés à des performances insuffisantes pour avoir été récompensées dans le classement général (on n’a donc pas affaire ici aux « meilleurs » dans le sens du classement général) mais jugées cependant dignes d’éloge. Typiquement, les prix par catégorie Elo. Là où, vous vous en doutez, je commence à trouver quelques fissures dans ce joli raisonnement c’est bien sûr dans l’attribution de prix vétérans et féminins. D’abord, ces diverses catégories ont le grand défaut de n’être pas totalement exclusives les unes des autres, si bien qu’on peut imaginer une vétérane non classée gagnant le prix féminin du tournoi Petizélos (voir plus bas), ce qui va passablement compliquer le travail de l’arbitre et je vous fais grâce des autres cas de figure tordus que l’on peut inventer. Encore une fois, rien de bien neuf sous le soleil et ces cas sont connus, reconnus et prévus (« Les prix ne sont pas cumulables. Chaque joueur reçoit le prix le plus important auquel il a droit » article 7 du règlement du tournoi). Cela dit, comme je le soulignais l’an passé, décrocher le prix féminin, est, de mon point de vue, quasiment infâmant. Même si je suis pertinemment au courant que cette opinion est très loin d’être la plus répandue, je persiste et signe : Le prix féminin récompense la première femme non classée au général… bref, comme elle n’a pas été assez brillante sur l’échiquier pour être sur le podium agrandi, on lui donne un lot de consolation….uniquement au prétexte qu’elle est une femme ! J’ai le (mauvais ?) goût de trouver que c’est à la limite de l’insulte et je me permets d’avoir le même réflexe de rejet outré vis-à-vis du « prix vétéran ». En revanche, je ne suis pas choquée par les prix par tranche Elo : ils sont une incitation à dépasser son niveau, c’est de l’émulation bien comprise. Encore une fois, le prix féminin et le prix vétéran ne peuvent pas être considérés comme des incitations à n’être pas « femme » ou pas « vieux » (sauf à ne pas s’inscrire au tournoi, ce qui n’est pas le but affiché). Ils sont donc d’une nature bien différente des autres prix, tant généraux que par tranche Elo.
Voici pour la théorie, passons maintenant à la pratique dans le cas de ces trois tournois.
Faisons d’abord quelques statistiques amusantes : le tournoi Petizelos avait 41 inscrits et 8 prix annoncés, l’Accession comptait 78 inscrits pour 17 prix et le principal alignait 63 joueurs et 22 prix. Ce qui fait donc 19,5% de primés en Petizelos, 22% en Accession et ô surprise, 35 % de récompensés en Principal. De fait, il y a eu rajout d’un prix vétéran dans le tournoi Petizelos qui monte ainsi à 22% de primés, comme l’Accession. Je rappelle que le but d’un tournoi n’est pas spécialement de faire des bénéfices et j’insiste sur le fait que je ne vois rien à redire au fait de récompenser un maximum de participants. La seule conclusion que j’en tirerais est qu’il vaut mieux avoir un elo suffisant pour avoir le droit de jouer dans le Principal car alors on augmente statistiquement ses chances de recevoir une récompense.
Si maintenant on se penche sur qui a gagné quoi dans les différents tournois et qu’on cherche une justification rationnelle à tout ceci, il y a tout de même quelques bâts qui blessent. De ce point de vue, le tournoi Petizelos est un cas d’école : Sur les 41 participants, il y avait 22 femmes, soit plus de la moitié. La justification de récompenser les femmes parce qu’elles sont moins nombreuses à jouer tombe d’elle-même. Comparons maintenant l’ordre du classement général (selon la grille américaine) et l’attribution des prix. Quatre joueurs et joueuses se retrouvent premiers –et premières- ex aequo, avec 7 points : Deux hommes et deux femmes. La 5ème place du tournoi correspond au prix féminin et la sixième au prix vétéran (un homme). Les deux prix pour les Elo < 1200 reviennent à un homme et une femme (10ème et 13ème places du général). Je vous laisse chercher le meilleur jeune et le meilleur non classé. Autrement dit, les deux prix qui me chagrinent (féminin et vétéran) auraient tout aussi bien pu être attribués « au général » en augmentant de 3 à 5 les prix généraux. On a presque exactement le même cas de figure dans l’Accession. Il y a 7 prix au général et il se trouve que la 8ème place est occupée par une femme, qui gagne le prix dit féminin. Encore une fois, supprimer cette catégorie genrée n’aurait strictement rien changé à la photo de groupe. Je dois à la vérité de signaler que ceci n’est plus vrai pour le Principal, où les 12 prix du général sont pour des hommes non vétérans, tandis que la première femme est 19ème et le premier vétéran 20 ème.
Je soutiens donc que la création de prix féminins (et tant qu’à faire, vétéran) dans les tournois « mineurs » est inutile, blessante et n’a aucune justification raisonnable. On ferait beaucoup mieux selon moi, d’augmenter de deux le nombre de prix du tournoi général. Si l’on veut favoriser la participation féminine, pourquoi ne pas offrir une ristourne lors de l’inscription ? N’est-ce pas exactement le but des prix réduits pour les jeunes ?
Allons juste un cran plus loin, et passons en mode science-fiction. Bientôt, la définition du vétéran à la FFE va changer et devrait passer à 50 ans. Avec cette nouvelle règle, moi qui ai fini 1ère ex-aequo du tournoi Petizelos et 4ème au départage tout en totalisant 53 printemps, dans l’esprit de certains, je pourrais être considérée comme la première femme vétérane (car le podium ne comptant traditionnellement que trois places, j’ai donc un peu usurpé ma place de première selon eux). Ceci ne doit pas être sans vous rappeler vaguement le scénario évoqué plus haut. Quelle somme les organisateurs du tournoi vont-ils attribuer aux prix féminin et vétéran ? S’ils offrent plus pour la femme, je serai en droit de râler parce que je suis une vétérane et « c’est totalement scandaleux de favoriser ainsi les femmes ». Dans le choix inverse, je pourrai râler tout autant parce que, franchement, les vieux, « y en a marre de les protéger ». Enfin, avec des sommes identiques, je suis curieuse de savoir comment l’arbitre va faire son annonce… Parce que de toute façon, le règlement stipule que je n’ai droit qu’à un seul prix et qu’il faudra donc bien donner l’autre à un autre joueur ou joueuse. On pourrait ainsi se retrouver avec l’une ou l’autre des deux communautés d’inscrits (femmes/plus de 50 ans) émettant de vigoureuses protestations auprès de l’organisateur, pour les raisons suggérées ici. Je rappelle que j’ai parlé de science-fiction, que je ne souhaite évidemment pas ce cauchemar diplomatique à quelque organisateur ou arbitre de tournoi que ce soit mais, comme souvent, je cherche simplement à vous faire réfléchir à l’inanité de certains préceptes pourtant vécus comme « normaux ».
Après cette incursion dans la folie douce, revenons au cas réel. Sur la base des considérations précédentes, je suggère donc de supprimer les prix féminins pour augmenter le nombre de prix généraux. Comme j’ai déjà testé plusieurs fois l’effet de cette hypothèse auprès de diverses personnes, je vous livre immédiatement le contre-argument qu’on me présente en général:
« Si on fait ça, il va y avoir des protestations de joueuses qui trouveront que ce n’est pas juste de mettre des prix féminins dans le principal et pas dans les deux autres. ».
Tout d’abord, ce contre-argument est basé sur le sentiment que ce qui est « injuste » c’est un prix féminin dans le tournoi Principal tandis qu’il n’y en a pas dans les tournois Accession et Petizelos. Je ne sais pas si c’est « injuste » mais je vous accorde que ce n’est pas un traitement égalitaire des trois tournois. A ce compte-là, les prix distribués, beaucoup plus importants dans le Principal et les invitations de GM sont également des mesures « injustes ». Sauf que pour ces aspects, que je sache, personne ne râle et que si quelqu’un protestait, je pense qu’il serait fort mal reçu par l’arbitre et l’organisateur. Pourquoi donc une notion tout aussi ridicule d’injustice mais visant à la suppression des prix féminins devrait-elle obliger les organisateurs à se justifier ?
De plus, mea culpa, je me suis mal exprimée, ou plus exactement, vous avez fait un raccourci intellectuel qui n’est nullement dans ma proposition : je suggère qu’on supprime tous les prix féminins pour les trois tournois, comme ça, pas de jalousie déplacée. Ensuite, qu’on ne vienne pas me dire que c’est « injuste » pour les femmes du tournoi principal : je rappelle que ce tournoi est nettement plus doté (en pourcentage et en brut) que les deux autres et que par conséquent, je m’attendrais plutôt à gérer les protestations des joueurs selon le crédo « Pourquoi seulement 22% de prix dans l’Accession ? Ce n’est pas juste ! ». Apparemment, ce scénario, pourtant tout aussi « logique » ou incongru que le premier n’effleure personne.
Vous pourriez aussi me rétorquer que vous avez connaissance de femmes qui, s’il n’y a pas de prix féminin, ne s’inscriront pas. Je propose de leur répondre ceci : Le nombre de prix généraux a été augmenté d’autant, elles ont donc tout loisir d’être récompensées, au lieu de bénéficier d’un prix au rabais qui les rabaisse et nous rabaisse, tous et toutes autant que nous sommes. La fière et brillante devise d’Anne d’Autriche, « Mon prix n’est pas dans ma couronne », prend tout son sens.
Isabelle Billard
Bon, j’ai pas tout lu mais pour l’Open de Thônes que j’ai eu le plaisir d’organiser cette semaine il n’était pas question que je prévois un prix féminin. Il y avait des prix par catégorie d’âge, dont un prix vétéran. Les résultats féminins ont simplement été relatifs à la participation avec une joueuse à la deuxième place du tournoi Accession et une petite-poussine qui remporte la coupe des … petits-poussins. Autant je n’ai rien contre les prix vétéran, l’âge pouvant être considéré comme un handicap, autant il est hors de question que je considère qu’être une joueuse est un handicap intellectuel et donc que j’organise un tournoi avec un prix féminin. Je n’en est rien à faire que des joueuses ne viennent pas participer parce qu’il n’y a pas de prix féminin.
BRAVO !!
On parle souvent de ces joueuses qui ne participeraient plus aux tournois s’il n’y avait pas de prix féminin.
Mais on parle assez rarement d’une autre catégorie de joueuses – et dont je ne parierais pas qu’elles sont moins nombreuses : celles qui sont mal à l’aise vis à vis de ces prix et qui les acceptent en grinçant des dents, ou qui les refusent discrètement en suggérant aux organisateurs avant la remise des prix de le donner à quelqu’un d’autre, ou qui les refusent moins discrètement, sur l’estrade, ou qui s’arrangent pour partir avant la remise des prix, ou qui culpabilisent de l’avoir accepté, etc.
Je suis passée par tous ces stades d’acceptation/ refus des prix féminins.
Aujourd’hui, pendant la remise, je suis parmi les spectateurs, je ne monte pas sur l’estrade et je crie.. gentiment.. que je ne prends pas le prix et que je le laisse aux organisateurs.
Parfois, l’organisateur (s’il ne me connait pas) ou d’autres personnes viennent me questionner à ce sujet.
Un autre cas de figure : l’organisateur ou arbitre qui me connait.. qui murmure l’annonce du prix féminin car il sait que je vais le refuser.
Effectivement, Isabelle et Cybèle.
Pour Cybèle, et toutes celles qui n’ont pas évoqué ce malaise à mes oreilles, je comprends mieux, maintenant, ta réaction aux multiples remises des prix des tournois dans la région. Saches pour autant qu’il est juste question de récompenser le talent où qu’il soit présent, chez les hommes et chez les femmes.
Certes, cela peut être vu, perçu et ressenti tel qu’un héritage peu valorisant d’une séparation des genres totalement insidieuse dans nos sociétés. Des sociétés trop souvent encore, machistes presque à l’insu de leur plein gré, ou au contraire bien conscientes, hélas, concernant quelques survivants des hommes de pierre qui hantent encore les circuits de nos compétitions, bien malgré nous.
Merci pour cet article fort pertinent qui ouvre les yeux sur la perception effective et non souhaitée des prix féminins. Je vais davantage réfléchir à cette question pour la prochaine édition de notre Tournoi Rapide.
En réponse plus spécialement à Jean-Luc L’Hôtellier (mais pas uniquement, bien sur).
Voila une excellente initiative et qui ouvre des perspectives tout à fait intéressantes: Après tout, en plus de protester comme je l’ai fait dans ce billet d’humeur, qu’est-ce qui m’empêche (en dehors d’impératifs professionnels difficiles à prévoir aussi longtemps à l’avance en ce qui me concerne), qu’est ce qui vous empêche, vous tous et toutes qui me lisez, de boycotter un tournoi offrant un prix féminin, de le faire savoir aux organisateurs, et d’aller plutôt jouer dans un tournoi sans prix féminin, pour le plaisir de jouer et seulement ce plaisir là ? A l’année prochaine ?!
Pour les femmes qui ne voudraient pas participer s’il n’y a pas de prix, je dis toujours la même chose : heureusement que je ne joue pas aux échecs pour les récompenses sinon je ne joue plus… je prendrais même le problème « à l’envers » : les prix féminins sont totalement injustes pour les hommes à élos « moyen moins » qui galèrent dans les ventres mous des opens, pourquoi une femme avec un plus mauvais résultat que moi aurait un prix ? Juste parce que c’est une femme ? Bravo vous êtes une femme voici 50 € et des fleurs (cadeau recommandé par la FFE dans ce cas)…
Bref, je suis d’accord avec Mme Billard sauf sur l’inscription à prix réduit, pourrait on imaginer un tarif dégressif pour les gens qui viennent en couple (de n’importe quel genre : mariés, un père et sa fille, 2 amis…) afin de favoriser la mixité ?