À A., à F., à J., à L., à M., et à P., principalement.
Mais en fait, tout ça est tellement courant
que je pourrais faire une dédicace à tout l’alphabet…
Je suis arbitre depuis 2012. Quand j’ai débuté, on nous parlait du dopage dans les formations d’arbitre. C’était un sujet courant. Avec le développement de la triche électronique, on n’en parle presque plus. Si le dopage est abordé dans le code de l’éthique de la FIDE, le chapitre des directives contre la tricherie n’en traite pas directement. Est-ce qu’il n’y a plus aucun joueur qui se dope, prenant des bêtabloquants pour contrôler ses battements de cœur, ou d’autres drogues pour se sentir « performant » au risque de se détruire la santé ? Sans doute que cela n’a pas disparu. Mais parfois, quand j’en parle à d’autres arbitres, j’ai l’impression que ça ne compte plus, car nous sommes à l’époque où la priorité est la lutte contre la triche électronique, qui semble beaucoup plus importante.
C’est un peu pareil avec le sexisme. Depuis que la FFE se penche sur les agressions sexuelles et organise une prévention absolument nécessaire contre elles, quand on évoque le sexisme si ordinaire et présent dans les échecs, on a parfois l’impression qu’on vient ennuyer les gens avec des détails, car il y a beaucoup plus grave1. Oui, une agression sexuelle est indéniablement plus grave qu’une remarque sexiste. Mais lutter contre le sexisme reste important, particulièrement dans une fédération où le nombre de femmes avoisine les 20%.
Le sexisme peut s’incarner dans des manières de (dé)considérer les femmes, de leur parler, ou dans des « blagues » bien lourdes qu’on va entendre dans certains clubs. Ce qui est valable pour le sexisme à l’égard des femmes l’est souvent pour l’homophobie à l’égard des homosexuel-le-s ou pour la transphobie à l’égard des personnes trans. Ici, nous allons parler des blagues lourdes, de leur impact et de comment essayer de se défendre face à ce type d’humour.
C’est si important que ça de lutter contre les blagues lourdes ? C’est juste de l’humour, faut pas se formaliser pour ça !
Oui, c’est important de lutter contre le sexisme, et les blagues grasses ne sont pas anodines. Tout d’abord parce qu’une ambiance sexiste est un milieu qui va permettre les violences sexuelles. Il y a un peu plus d’un an paraissait dans le magazine L’Équipe le témoignage de huit joueuses. Dès le chapô, l’article parle de la « culture sexiste » des échecs, et des « violences qui en découlent ». Il est en effet beaucoup plus simple de traiter une femme comme un bout de viande si on est habitué, par des « blagues », à considérer qu’elle est un être inférieur. Et c’est encore plus facile si, grâce à ces mêmes « blagues » elle accepte d’être dévalorisée. Mathilde Congiu (par ailleurs membre d’E&M) déclarait dans cet article :
« J’ai réalisé à quel point j’avais moi-même intégré des comportements qui sont inacceptables, notamment des blagues récurrentes chez les joueurs vis-à-vis des filles, auxquelles je rigolais. Toutes les femmes rigolaient, sinon elles étaient rejetées. J’avais accepté ce rabaissement systématique qui a fini par avoir un vrai impact sur ma vie. Mais à un moment, j’ai arrêté de rire. »
Personnellement, dans les quatre clubs que j’ai fréquentés depuis 20 ans, il y en a trois où j’ai eu ce genre de problèmes, dont un où ce type de blagues étaient pratiqué par un ou deux très vieux messieurs auxquels je m’efforçais de ne pas faire attention. Ce n’est donc pas systématique, ce n’est pas partout ni tout le temps, mais quand ça arrive, c’est vite suffisant pour être insupportable. J’ai notamment été membre d’un club parisien où le « second degré » était de mise. On aimait beaucoup plaisanter, là-bas, et on se disait féministe. Donc on faisait des blagues sexistes mais au second degré, avec l’air de ne pas y toucher. Les gens qui faisaient ce genre de blagues étaient pour l’égalité entre les hommes et les femmes et ne se rendaient pas compte de l’impact que pouvait avoir certaines de leurs plaisanteries. Lors d’un dîner du club, le président, assis pas loin de moi, faisait par exemple régulièrement des remarques sexistes auxquelles je réagissais, puis criait « TROLL !!! » pour faire comprendre qu’il plaisantait et que j’étais encore tombée dans le panneau. Pour lui ça avait l’air très drôle. Pour moi non, surtout au bout de la troisième ou quatrième fois.
Au second degré toujours, il disait « Ah, les femmes entre elles ! » dès qu’il pouvait y avoir un problème entre deux joueuses, ou « Encore des histoires de nanas ». Tout ça n’a pas l’air bien méchant. Sauf que quand j’ai eu un réel problème avec une autre adhérente (nous étions toutes deux capitaines d’équipes et elle avait retenu un joueur de mon équipe sur un match, sans me demander si je comptais le faire jouer ; elle a été tout de suite très violente verbalement et insultante quand je lui ai fait la remarque par mail), j’ai eu vraiment du mal à oser m’en ouvrir au président du club. J’étais angoissée à l’idée qu’il réponde que c’étaient « des histoires de nanas », qu’il ne prenne pas ça au sérieux… Ça s’est bien terminé, mais puisqu’on est dans un milieu où il y a peu de femmes : nous sommes en minorité, si en plus on se moque de nous, comment voulez-vous qu’on ait confiance en nous-mêmes ? Qu’on puisse agir ? Qu’on fasse confiance aux autres pour demander de l’aide ? Si vous voulez blaguer et énerver des gens, au premier ou au 36e degré, pourquoi ne pas vous en prendre plutôt à ceux qui ont plus de pouvoir que vous, plutôt qu’aux quelques adhérentes de votre club ? Est-ce que c’est si drôle qu’elles soient mal à l’aise ? Est-ce que vous voulez vraiment qu’elles se sentent si peu prises au sérieux qu’elles soient incapables de défendre leurs droits ?
Mais si tout le monde rigole, c’est bien que tout le monde trouve ça drôle !
![Groupe de huit personnes, hommes et femmes d'âges divers, majoritairement blancs avec un homme noir au milieu, qui sourient en ouvrant la bouche et en montrant leurs dents bien blanches. Ils sont tous l'ai de rire, mais ça ne fait pas une impression très naturelle, on sent la photo posée.](http://echecsetmixte.fr/wp-content/uploads/2024/12/Different_people.jpg)
Non, ce n’est pas parce que « tout le monde rigole » que tout le monde trouve ça drôle. On rit parfois pour appartenir au groupe, pour ne pas être rejeté-e, parce qu’on n’ose pas prendre la parole pour dire qu’il y a un problème. « Oui mais c’est de l’humour, on rigole, on n’est pas sérieux ! » Lorsque cet humour est dégradant à l’encontre de quelqu’un, ce n’est pas drôle et ça devient sérieux.
J’ai vécu un autre exemple du « tout le monde rigole » qui m’a mise très mal à l’aise même s’il ne me concernait pas directement. Je me trouvais au pointage d’une finale de compétition fédérale par équipe. L’organisateur était présent ainsi que d’autres arbitres masculins plus titrés et chevronnés que moi. Une équipe se présente, elle comporte deux féminines, six masculins et un capitaine, soit deux femmes et sept hommes, parmi eux de jeunes adolescent-e-s. Le capitaine explique qu’il devait y avoir une autre joueuse dans l’équipe mais elle est malade et a été remplacée au dernier moment par un joueur. L’organisateur l’informe qu’il a réservé une chambre de six et une chambre de trois pour l’équipe, donc ça pose problème car ils sont maintenant sept masculins, il n’y a pas de chambres de plus de six lits, il va falloir trouver une solution. Le capitaine répond en riant « Oh mais vous inquiétez pas, on peut arranger ça, un petit couteau… N’est-ce pas, Théo2 ?! » et il se tourne vers un joueur de 14 ans. Le gamin répond, en riant lui aussi « Oh non ! Oh non ! » Et le capitaine insiste « mais si, un petit couteau et ce sera réglé… » Ils ont continué sur ce mode, et, voyant que personne ne réagissait3, je me suis levée, j’ai regardé Théo et je lui ai dit en souriant « T’es pas forcé d’accepter les blagues lourdes ! »
Tout le monde rigolait, mais est-ce que tout le monde trouvait ça drôle ? D’ici quelques années, si cet adolescent, ou un-e autre qui était présent-e, s’interroge sur son identité ou ses désirs, est-ce que cette personne trouvera toujours ça drôle ? Ou si un-e des jeunes présent-e-s a simplement un-e ami-e qui souhaite effectuer une transition de genre, et qui souffre d’être harcelé-e au lycée pour ça, est-ce qu’iel trouvera toujours ça drôle ?
![Tableau vertical représentant à gauche deux hommes qui regardent une femme. Ils sont au bord d'une étendue d'eau et elle ne peut remonter. Elle est à droite, les pieds dans l'eau, elle à l'air d'avoir peur, elle couvre d'un drap qui laisse passer un de ses seins. Ses bras sont en X sur sa poitrine, elle relève son épaule droite comme pour se protéger des deux hommes.](http://echecsetmixte.fr/wp-content/uploads/2024/12/Suzanne-Chasseriau.jpg)
En tout cas pour moi ça n’était pas drôle. En tant que femme cisgenre4 je ne me considère pas comme « un homme avec un truc en moins », comme le suggérait cette blague. Je suis fatiguée d’entendre ça. Comprenez bien que ce n’est pas juste une blague, c’est la millième plaisanterie que j’entends sur ce thème. Je trouve ça humiliant, en tant que femme, qu’on me répète régulièrement que je suis moins qu’un homme5. Je ne vois d’ailleurs pas comment on peut prétendre aller vers l’égalité femmes / hommes si on continue à prétendre qu’une femme n’est qu’une version diminuée d’un homme.
Cette blague est bien sûr aussi transphobe car une transition de genre ne se réduit évidemment pas à un charcutage comme l’évoquait ce capitaine d’équipe. Nous nous trouvions à une finale Nationale de Compétition FFE, on n’a pas à entendre là des blagues sexistes, proférées devant des mineur-e-s par un responsable d’équipe, et qui sexualisent ainsi une ambiance qui n’a pas à l’être. J’aurais bien aimé que les autres arbitres présents réagissent, oui mais voilà : tout le monde rigolait. J’ai fini par me lever et faire cette remarque sans doute pas énorme, qui n’aura aucun effet sur le capitaine d’équipe en question, mais qui au moins fera que si un jour les ados présent-e-s ce jour-là s’en souviennent, iels pourront se dire qu’au moins quelqu’un a dit quelque chose. C’est important qu’on ne puisse pas dire « …et personne n’a réagi. »
T’as pas l’impression de casser l’ambiance ?!
Rire ensemble, c’est une manière de souder un groupe. Mathilde Congiu le dit bien : « Toutes les femmes rigolaient, sinon elles étaient rejetées. » Quand quelqu’un vous fait rire, il montre qu’il partage avec vous une manière de penser. Rire en groupe, c’est montrer qu’on pense de la même façon, au moins le temps de la blague. On rit aussi des autres, souvent ensemble, pour se rassurer. Se rassurer sur sa virilité (« Ah les nanas ! Nous on n’est pas comme ça ! ») ou se rassurer sur sa « normalité » (« Nous on est des vrais mecs, on est normaux, on change pas de sexe et on n’est pas des pédés ! »).
Je me souviens d’une réunion avec des responsables de clubs où on évoquait des compétitions féminines, et, je ne sais plus comment on en est arrivé là, mais un responsable a dit « Ouais mais maintenant, on sait plus qui est une femme et qui est un homme. » C’était juste après que la FFE a accepté le passage en licence féminine de trois joueuses transgenres.
Messieurs, si vous faites ce genre de « blagues », c’est que c’est visiblement un peu complexe pour vous, vous trouvez ça confus car on vous a appris qu’on était soit un homme, soit une femme, et que ça ne changeait pas. Néanmoins la réalité est différente et bien plus compliquée. Vous n’avez pas à en avoir peur : ça ne vous menace en rien, ça ne change rien à vos vies, alors pas la peine de sortir ce genre de blagues pour vous rassurer. Rappelons que la FFE a accepté ces changements parce que la médecin fédérale a témoigné que les joueuses concernées souffraient d’être considérées comme des hommes, au point que leur santé était en danger6. Alors comprenez que la vie est sans doute plus difficile à ce niveau pour elles que pour vous.
Nous étions trois femmes dans cette réunion de responsables de clubs, dont deux arbitres, et nous avons toutes deux répondu tout de suite, sans nous concerter, « S’il y a un F sur la licence, pour moi c’est une joueuse. » Et puis on a continué la réunion, tout s’est bien passé ensuite.
Bien sûr, je parle là d’une réunion des responsables de clubs censée être plus formelle que des échanges entre joueurs. Car entre les membres d’un même club, on sait que la convivialité est souvent primordiale pour garder des adhérents ; tout comme souder un groupe est crucial quand on joue en équipe. On peut craindre que si on se passe de ce genre d’humour, ou si on demande à ceux qui le pratiquent d’arrêter ce genre de blagues, on risque de perdre quelque chose. Mais est-ce qu’on ne peut pas souder le groupe autrement ? Est-ce que faire des blagues grasses est la seule manière de créer de la convivialité ? Vous connaissez les réponses à ces questions. Oui, si on ne rit plus au blagues lourdingues et offensantes pour certain-e-s, ça changera un petit peu le groupe. Ça changera un petit peu l’ambiance. Mais est-ce qu’on va y perdre tant que ça ? Et est-ce que d’autres ne s’y sentiront pas mieux ? Est-ce que le groupe ne continuera pas à exister, d’une autre manière, peut-être meilleure ? Est-ce qu’on ne va pas gagner plus que ce qu’on perd ?
Oh, allez, nous on trouve ça drôle, on a bien le droit de blaguer entre nous !
C’est vrai, ça, on a bien le droit. Enfin, dans les limites de la loi, qui réprime les actes et les paroles discriminatoires. Mais bon, c’est vrai, si on trouve ça drôle, nous, dans notre club, dans notre équipe ou dans un tournoi, entre nous, pourquoi on ne le ferait pas ? On est des gens bien : tolérants, ouverts, sympas, pas misogynes ni homophobes ni transphobes pour un sou. On aime juste rire aux blagues lourdingues misogynes, homophobes ou transphobes, c’est tout, mais c’est pas sérieux. On en fait une de temps en temps, c’est pas si grave ! On n’est pas bien, là, entre amateurs d’humour de gros lourds, à rire de nos blagues grasses ? Pourquoi on devrait changer ?
Soit. Après tout, pourquoi pas ? Imaginons que votre club choisisse de privilégier « l’ambiance » au détriment de ce que ressentent certains joueurs et joueuses. Qu’il fasse passer « l’humour » devant la simple décence et le respect dû à chacun. Admettons. Faisons abstraction des questions de financements publics : votre ville, votre département ou votre région n’ont peut-être pas envie de financer éternellement un boy’s club qui ne fait rien pour se féminiser. Mettons de côté aussi le plan de féminisation de la FFE qui est nécessaire pour la conservation de l’agrément sportif. Allons-y.
![Panneau où est écrit en grec et en anglais « Il est interdit aux femmes d'entrer dans le monastère, sauf le dimanche ».](http://echecsetmixte.fr/wp-content/uploads/2024/12/Agia_Vavara_monastry_3-1-1024x743.jpg)
C’est sans doute tout à fait possible de faire ça pour un club qui ne souhaite pas se développer. Qui n’a pas envie de garder ses jeunes, qui n’a pas envie d’attirer des adhérentes, des femmes qui représentent pourtant une importante marge de progression possible pour le nombre de licences. N’oublions pas aussi que, comme on l’a dit, si « tout le monde rigole », tout le monde ne trouve pas forcément ça drôle. Et qu’à la énième blague, à la fin de la saison, des joueurs, qui rigolaient parfois avec les autres, peuvent se dire qu’ils ont envie d’une autre ambiance, et partir voir dans un autre club si l’air y est plus respirable, voire carrément arrêter les échecs. Par ailleurs, on trouve toujours plus lourd que soi. On n’est pas à l’abri, soi-même, alors qu’on a pourtant trouvé ça drôle la première, la deuxième, la dixième fois, qu’au bout de la centième blague lourde on se demande ce qu’on fait là. Comme me l’a un jour dit un Maître International qui joue la Coupe de la Parité et tient à avoir une bonne proportion de joueuses dans son club : « je ne viens pas à une compétition d’échecs pour me retrouver dans un vestiaire de rugby. »
Un club qui accepte ce type d’ambiance prend tout simplement le risque de ne pas se développer et de faire fuir celles et ceux qui passent la porte pour savoir s’iels ont envie de s’y inscrire. Est-ce que c’est ça que vous voulez pour votre club ?
Mais c’est pas simple d’intervenir ! J’ai pas envie de passer pour l’emmerdeuse ou l’emmerdeur de service !
![La discussion est anonymisé mais on voit en haut la mention « Club échecs ». L’image arrêtée de la vidéo montre une femme jeune et sexy, déguisée en mère Noël, qui sourit en mettant un doigt dans sa bouche.](http://echecsetmixte.fr/wp-content/uploads/2024/12/Luxembourg-noel-anonyme-534x1024.jpeg)
La joueuse qui a reçu cela s’est battu pour faire supprimer le post en question (reposté par un deuxième membre) et a fini par quitter le club après lui avoir mis un avis négatif sur Google.
Je suis bien d’accord, ce n’est pas simple. En revanche, plus on intervient, plus il est facile d’intervenir la fois suivante. On peut commencer par s’adresser à la hiérarchie de la structure. Parler au président ou à la présidente du club, au capitaine de l’équipe, à l’administrateur ou l’administratrice du groupe What’s app du club. J’en profite pour faire un aparté sur les groupes What’s app des clubs, car nous avons eu connaissance de plusieurs cas de blagues sexistes via ce canal. Ces groupes sont de plus en plus répandus, et certains les confondent avec un groupe What’s app de potes. Quand vous lisez un message d’un de ces groupes, vous le lisez souvent chez vous, dans votre intimité. Voir arriver des blagues sexuelles ou des photos méprisantes sur son propre téléphone, à un moment où on n’est vraiment pas préparé pour ça, peut faire un choc (je l’ai vécu : « Je vais te planter un mat du berger ! » « Tant que tu ne me plantes pas autre chose ! » Je n’ai pas à lire ça un samedi matin en ouvrant un groupe qui est censé parler du club d’échecs. J’ai dû demander à ce que ce groupe du club soit indiqué comme « non officiel » — ce qui a bien fait rigoler le mec qui avait fait cette blague, je m’en suis sentie encore plus humiliée — et j’ai choisi de quitter ce groupe WA tellement je me sentais mal d’avoir des trucs comme ça qui arrivaient sur mon téléphone. J’aurais préféré pouvoir y rester, j’en ai été triste, mais trop de gens trouvaient ces blagues lourdes normales sur un groupe de joueurs d’échecs. Être isolée quand on vit mal les blagues lourdes, c’est aussi ça.)
Sur What’s app on ne voit pas le visage de ceux qui reçoivent les messages, on ne sait pas comment ils le vivent s’ils ne s’expriment pas. Il est encore plus facile de se convaincre que tout le monde trouve ça drôle. Il est nécessaire que les administrateurs et administratrices de ces groupes What’s app soient clairs : soit c’est le groupe officiel du club et on supprime tout ce qu’on ne pourrait pas dire à haute voix dans la salle de jeu, soit ce ne doit pas être un groupe officiel et les informations importantes pour le club doivent passer par un autre canal.
Mais parfois la hiérarchie a elle-même du mal à lutter contre ce genre de problèmes, voire encourage cet « humour. » Il est alors nécessaire d’intervenir directement soi-même, ce qui demande du courage. Personnellement, il m’a fallu du temps pour y arriver, et je ne suis toujours pas certaine de le faire efficacement. J’ai actuellement pour principe de dire les choses une fois, de manière courte. Par exemple on peut dire « je ne trouve pas ça drôle », ou « ce n’est pas très drôle ». Il m’arrive de répéter toujours la même phrase, quoi qu’on me réponde, ce qu’on nomme « la méthode du disque rayé. » Au bout des moment, certains vont entendre (ou du moins se taire). On ne va pas faire changer tout le monde, mais ceux qui peuvent comprendre comprendront. Et peut-être qu’ils réfléchiront la prochaine fois, parce qu’aujourd’hui quelqu’un a fait remarquer qu’il y avait un problème. Si on veut expliquer, je crois qu’il faut parler pour soi, dire ce qu’on ressent, soi-même, quand on entend cette blague : « ce que tu viens de dire me met très mal à l’aise. »
![Dessin en noir et blanc montrant une femme en longue robe blanche qui marche sur des cadavres pour aller allumer un canon.](http://echecsetmixte.fr/wp-content/uploads/2024/12/Prado_-_Los_Desastres_de_la_Guerra_-_No._07_-_Que_valor-scaled.jpg)
Il est nécessaire de comprendre une chose : quand quelqu’un intervient, c’est souvent qu’il ou elle n’en peut plus de ce genre d’humour. C’est souvent qu’elle ou il en a déjà trop entendu. On n’intervient pas parce qu’on est particulièrement sensible, mais parce qu’on a trop subi de blagues méprisantes, parce qu’on n’en peut plus d’une ambiance où on fait référence toujours au sexe pour des choses qui n’ont rien à voir, parce qu’on se sent vraiment trop mal d’entendre ça. Il y a eu trop de remarques de ce genre, ou celle qu’on vient d’entendre est trop énorme pour être supportée. Donc répondre « Oh, ça va, c’est rien ! » est complètement à côté de la plaque. La personne qui intervient a sans doute déjà été très tolérante avant d’intervenir. Peut-être même qu’elle a fait elle-même des blagues lourdes dans le passé, et rigolé à d’autres il y a 5 minutes. Mais si cette personne se décide à intervenir, même a minima, pour tempérer un peu cette ambiance, c’est qu’on a dépassé les limites de l’acceptable. Et si cette personne-là intervient, il est possible qu’il y en ait deux ou trois autres présentes qui pensent pareil mais ne disent rien, n’ayant pas envie de se faire rembarrer elles aussi. Donc merci d’entendre quand quelqu’un fait une remarque de ce type, et de respecter ce que dit cette personne, qui peut avoir peur de se faire rejeter par le groupe et qui a le courage de parler seule face aux autres. Merci aussi d’essayer de la soutenir, ou au moins de ne pas l’enfoncer avec des « on peut plus rien dire » (c’est faux, écoutez tout ce qui a été dit depuis le début de la conversation, en général on a déjà sorti pas mal de choses), des « c’est rien » (non, ce n’est pas rien sinon elle n’en parlerait pas), des « t’es chiant-e, on s’amuse ! » (cette personne-là ne s’amuse pas du tout).
Vous vous voyez comme quelqu’un de bien, quelqu’un de tolérant, respectueux de chacun, capable d’écoute ? Alors écoutez lorsqu’une personne vous dit qu’elle se sent mal dans une conversation censée être joyeuse, qu’elle ressent de l’intolérance dans « l’humour » qui lui est imposé, voyez-la lorsque son visage montre qu’elle n’en peut plus. Respectez son avis. Allez éventuellement voir votre pote spécialiste en blagues lourdingues pour en parler en privé ou faites-lui une petite remarque en public. Même si c’est le meilleur joueur du club, voire son président ou le capitaine de votre équipe, même s’il vous a appris plein de choses, même si vous adorez être avec lui, rien ne vous empêche de lui dire « on va arrêter un peu, c’est mieux si on fait des blagues sur autre chose », ou « c’est un peu fatiguant ce type de blagues, tu peux lever le pied ? T’as tellement de choses plus intéressantes à dire. » Vous n’y perdrez rien, cela ne vous enlèvera rien, vous aurez fait quelque chose pour vous et pour les autres et vous risquez juste d’être dans une ambiance un peu plus respirable pour toutes et tous. Merci de prendre le temps d’y réfléchir.
Je vous invite à écrire en commentaires de cet article des exemples d’interventions que vous avez pu faire ou voir sur ce thème, et comment elles ont pu avoir plus ou moins d’impact. Et vous pouvez aussi nous envoyer les phrases sexistes que vous avez entendues dans votre club, pour faire comprendre à quel point cela est courant. Il arrive si souvent qu’on nous dise que ce n’est pas grave, que ça n’a lieu qu’une fois de temps en temps, qu’il faut pouvoir montrer que non, au fil du temps il y a une accumulation à laquelle il faut porter attention.
Une dernière petite chose : nous sommes en début d’année et les adhésions à Échecs & Mixte se font pour l’année calendaire. Si vous souhaitez faire un don ou adhérer à notre association pour soutenir la mixité dans le cadre du jeu d’échecs, c’est donc le bon moment, et c’est possible en suivant ce lien.
- Rappelons que si vous êtes témoin ou victime d’une agression sexuelle dans le domaine des échecs, il est important de faire un signalement auprès de l’association Colosse aux pieds d’argile. ↩︎
- Le prénom et des détails de la compétition ont été changés pur des questions d’anonymat. ↩︎
- Je précise que, si je trouve dommage qu’aucun autre responsable n’ait réagi ce jour-là, je ne leur en veux pas. Ce n’est pas simple de se rendre compte, ce n’est pas simple de réagir, mais, je le répète, c’est dommage qu’ils ne l’aient pas fait. ↩︎
- Une personne cisgenre est une personne dont le genre auquel elle s’identifie est le même que celui qui lui a été assigné à sa naissance. ↩︎
- J’ai par exemple ressenti le même malaise en entendant cette phrase que j’ai citée sur le compte Facebook d’E&M. Je suis la joueuse qui a témoigné. Depuis lors, j’évite d’aller dîner avec les joueurs de mon club. ↩︎
- « Un groupe de travail a été mis en place pour examiner les 3 premières requêtes de changement de genre présentées consécutivement au vote par le comité directeur de juin d’une telle procédure. À l’issue de son analyse, ce groupe a rendu un rapport avec 3 avis favorables et plaidait pour des modifications en urgence pour la santé des demandeuses. […] Marion Penalver, médecin fédérale et membre du groupe d’étude des demandes, explique qu’elle a effectivement plaidé pour une décision en urgence au regard de la souffrance et de la détresse des personnes concernées, évoquant la nécessité qu’elles puissent jouer les tournois d’été en étant rattachées au genre souhaité. »
Compte rendu du Comité Directeur de la FFE, samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022, page 29. ↩︎
Crédits photos :
Dessin en haut de la page : The inside of a theatre and the reactions of different parts of the audience to the unseen play (détail). Gravure de W. Hogarth. Par https://wellcomeimages.org/indexplus/obf_images/a8/ab/19fe884a75bad928c37deca5afbd.jpgGallery: https://wellcomeimages.org/indexplus/image/V0049233.htmlWellcome Collection gallery (2018-04-03): https://wellcomecollection.org/works/ym4ez45y CC-BY-4.0, CC BY 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=36667860
Portrait de groupe : Different people, Richard foster, CC BY-SA 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0, via Wikimedia Commons
Monastère d’Agia Vavara : Dickelbers, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons