Récemment, sur un forum échiquéen bien connu, un club publiait une annonce pour un tournoi féminin, et le premier commentateur, taquin, de s’exclamer « C’est bien la peine de signer des pétitions… » – faisant bien sûr allusion à la genèse épique d’Échecs & Mixte !
Après quelques échanges habituels sur le sujet, l’annonceur pose la question fatidique :
« A part boycotter (!) les tournois féminins, que proposez-vous concrètement pour faire avancer les échecs féminins ? »
La question est primordiale et en même temps difficile. Ce n’est pas pour rien que les tournois féminins sont la mesure n°1 pour développer les fameux « échecs féminins ((J’utilise ici le raccourci « échecs féminins » mais bien entendu les échecs n’ont rien de féminin ni de masculin. Par « échecs féminins », je désigne ici la pratique des échecs par des femmes)) » : c’est la mesure qui demande le moins d’imagination, la plus évidente, la plus facile à mettre en place et la plus à même de rencontrer l’adhésion et le soutien de la FFE.
Et donc, que proposer d’autre ?
En fait, je ne vais rien proposer de concret dans cet article ((Si vous voulez du concret, je propose ici une alternative à la « féminine obligatoire ».)). Je voudrais seulement vous faire réfléchir sur la manière de considérer le public que l’on cherche à atteindre : ces fameuses « féminines ». J’ai l’impression que le raisonnement de pas mal de gens est le suivant (un rien caricaturé par mes soins) :
- Les « féminines » sont avant tout des femmes.
- Les femmes aiment les fleurs et papoter entre elles.
- Organisons un événement rien que pour elles (comme ça, elles pourront bavarder entre les rondes ((Malgré mon ton moqueur, je ne sous-estime pas du tout l’intérêt qu’ont les joueuses d’échecs à passer du temps ensemble : c’est même la seule raison pour laquelle je participe aux interclubs féminins depuis des années.))) et décorons la salle avec des fleurs (cf. le guide d’organisation des compétitions féminines de la FFE).
Quant à moi, j’aurais plutôt le raisonnement suivant :
- Les « féminines » sont avant tout des joueuses d’échecs.
- Les joueuses d’échecs aiment jouer aux échecs.
- Organisons un événement qui les intéressera d’un point de vue sportif et soutenons-les pour qu’elles puissent s’investir au mieux.
Prenons maintenant l’édition 2014 de deux tournois à cadence lente qui ciblent explicitement les joueuses : le tournoi international féminin de Corbas (avec en parallèle un open mixte) et l’open de Noël du Mans.
Je reproduis ci-dessous la répartition des joueuses selon leur catégorie élo. Je ne dirai pas grand-chose du chiffre total de participation féminine (45 joueuses pour Le Mans, 35 pour Corbas dont 3 dans le mixte) ni du rapport de participation entre joueurs et joueuses (30% de joueuses pour Corbas, 18% de joueuses pour Le Mans), mais je voudrais quand même souligner trois aspects qui me paraissent pertinents :
- la plus grande notoriété et ancienneté de l’open du Mans,
- le fait que Corbas s’adresse quasi-exclusivement aux joueuses ((C’est sans doute une règle marketing de base : les gens consomment ce qui est conçu spécialement pour eux.)) – l’open mixte est clairement présenté comme annexe,
- le fait que Corbas s’adresse quasi-exclusivement aux joueuses favorables ou neutres envers les tournois féminins ((Par exemple, il ne me semble pas que les avantages proposés aux joueuses à +1800 pour l’hébergement et l’inscription soient valables dans le tournoi mixte.)), ce qui à mon avis est un frein pour attirer certaines joueuses ((Quand on ne souhaite pas participer à un tournoi féminin, il ne faut pas manquer de caractère pour s’inscrire dans le tournoi mixte parallèle. Surtout quand ce dernier est appelé par les organisateurs eux-mêmes « open masculin » !)).
Le Mans | Corbas (féminin) | Corbas (mixte) | |
---|---|---|---|
2400-2600 | 0 | 1 | 0 |
2200-2400 | 0 | 4 | 0 |
2000-2200 | 2 | 1 | 0 |
1800-2000 | 9 | 0 | 1 |
1600-1800 | 9 | 1 | 0 |
1400-1600 | 8 | 6 | 2 |
1200-1400 | 7 | 8 | 0 |
1000-1200 | 8 | 9 | 0 |
non classées | 2 | 2 | 0 |
Total | 45 | 32 | 3 |
Ce qui m’intéresse plus particulièrement est l’attractivité des deux tournois en fonction du élo des joueuses. Il me semble qu’il se dessine trois catégories : les joueuses non classées ou à -1600 élo, les joueuses entre 1600 et 2200 élo et les joueuses à +2200 élo.
Les deux tournois arrivent à attirer avec autant de succès les joueuses non classées ou à -1600 élo. Par contre, Le Mans a beaucoup plus de succès auprès des joueuses entre 1600 et 2200 ; et au-dessus de 2200, c’est à nouveau Corbas qui a le plus de succès.
S’il est juste que c’est d’abord les échecs, d’abord l’aspect sportif, qui motivent les « féminines », alors il faut croire que les joueuses entre 1600 et 2200 élo ne trouvent pas leur compte dans un tournoi exclusivement féminin du type de celui proposé par Corbas, et ce malgré des conditions financières très avantageuses ((Depuis 2013, les 10 premières joueuses à +1800 (hors titrées invitées, j’imagine) ont l’inscription offerte et l’hébergement à demi-tarif.)) et un environnement de jeu sans aucun doute très agréable. C’est la même explication que je proposerais pour le peu de succès de l’accession féminine organisée de 2009 à 2011 et dont l’enjeu était une qualification pour le national féminin. A ce niveau, si on veut proposer un challenge intéressant pour les « féminines », on pourra difficilement se passer des joueurs.
Pourtant, on voit que Corbas réussit à attirer des joueuses à +2200. Cela veut-il dire que celles-ci trouveraient un intérêt sportif à ce genre de tournoi féminin ? J’ai des doutes ((Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’y trouvent pas d’autres intérêts, comme attiser le goût pour les échecs des jeunes joueuses, mais je ne crois pas que cela soit un critère déterminant dans le choix d’un tournoi.)). Je crois qu’une partie des joueuses à +2200, semi-professionnelle des échecs, peut difficilement faire l’impasse sur les avantages financiers qu’on leur propose. Et si on veut avoir une élite féminine vraiment ambitieuse, il faut absolument arrêter de mettre des avantages financiers dans des événements peu satisfaisants sportivement. Qu’on me comprenne bien : je suis tout à fait pour soutenir – entre autres financièrement – l’élite féminine, mais pas en sacrifiant leur intérêt sportif.
Enfin, restent les joueuses à -1600 élo. Je crois que l’intérêt sportif des tournois féminins est suffisant pour satisfaire cette catégorie de joueuses. C’est mathématiquement justifié, puisque à niveau moindre on a proportionnellement plus de joueuses : il est donc plus facile d’avoir un tournoi suffisamment dense. Est-ce pour autant nécessaire de faire des tournois exclusivement féminins pour attirer cette frange de joueuses ? L’open du Mans me semble démontrer le contraire, puisqu’il a autant de succès que Corbas chez les -1600. En cherchant d’autres voies que les tournois féminins pour développer les « échecs féminins », il n’est donc pas du tout question de laisser de côté cette catégorie de joueuses.
En conclusion : si vous voulez attirer les « féminines », ne partez pas du principe qu’il suffit pour les satisfaire de les faire jouer entre elles dans un environnement agréable. Considérez-les d’abord comme des joueuses d’échecs, ambitieuses, compétitrices et passionnées ; c’est à dire, offrez-leur des challenges à leur niveau.
Bonjour,
Je viens de voir la GA de l’Open du Mans et je constate qu’AGATHON Bernadette est identifiée comme Homme sur le site de la FFE et sur le site de la FIDE. Mais que sur le site de son club (http://www.clichy-echecs.org/members/?q_sort=mla), elle est bien dans la catégorie Vétérans Féminine.
Bref.
Bonjour,
Oui j’ai déjà noté quelques erreurs de genre dans les listes FFE et FIDE, mais ça ne change pas grand-chose, je pense.
Bonjour,
L’analyse est intéressante et l’exemple de Corbas montre bien le désintérêt généralisé des fortes joueuses pour un tel tournoi si ce n’est pour des motivations financières et éventuellement les conditions de jeu.
Si l’on fait abstraction des motivations financières, il me semble que les fortes joueuses féminines (+1600 elo) préfèrent nettement les compétitions mixtes car elles ont déjà une certaine expérience et confiance en soit.
En revanche pour les débutantes et joueuses faibles, ou plutôt des joueuses avec peu d’expérience, ce genre de tournois me semble important. Beaucoup de joueuses ont abandonné les échecs avant de s’y lancer car elles ne jouaient qu’avec des hommes!
L’Open du Mans a la particularité d’offrir des conditions très avantageuses aux féminines :
« Concordia gratuit pour 5 premier(e)s inscrit(e)s féminines ou jeunes, champion(ne)s ou vice champion(ne)s national(e)s ou international(e)s, avec restauration gratuite sur place.
Chambre partagée gratuite pour 5 féminines en titre régional.
Chambre partagée à 44 € les 4 nuits pour toutes les féminines et les 5 premiers inscrits jeunes en titre régional. Analyse gratuite de partie avec GMI, MI ou fort Elo pour toutes les féminines.
(Les offres sont pour les titulaires des derniers titres attribués.) »
Cela peut expliquer grandement l’affluence féminine du tournoi.
La demonstration serait plus sérieuse avec les autres opens de Noël, Bethune, Vandoeuvre ou autres …
Bonjour Natacha,
Désolée de ne répondre que maintenant.
L’idée était de prendre deux tournois qui ciblent spécifiquement les filles, ce qui n’est pas le cas (à ma connaissance du moins) des autres opens que tu cites.
Et l’Open féminin de Corbas aussi offre des conditions très avantageuses pour la catégorie +1800 où il y a justement une différence notable de participation entre les deux tournois. Il s’agit de l’inscription au tournoi offerte et de l’hôtel à moitié prix.
Sans doute que les deux offres ne sont pas strictement équivalentes, mais à mon avis la comparaison reste valable, ainsi que la conclusion : il ne suffit pas d’offrir des conditions avantageuses financièrement pour attirer les filles.
Au plaisir de te lire à nouveau sur ce site !
Aude
Le fait de voir les compétitrices comme des femmes (ou plutôt comme un cliché pas vraiment flatteur de la femme) avant de les voir comme des joueuses se retrouve parfois dans le nom même des tournois exclusivement féminins.
A titre d’exemple, la ligue de Lorraine organise un « Tournoi des reines et des princesses » (sic). Le nom fleure bon le salon de beauté, les années 50 et les paillettes. Il ne manque finalement que le dresscode en rose.
Je suppose que le titre est censé vendre du rêve à la gente féminine (« Tournoi des championnes » devait sonner trop ringard) mais, personnellement, je pousse un soupir chaque fois que j’y songe.